Il le concède: Solal lit le Figaro. Tous les matins. Ce n'est certes plus un grand journal, mais on y pioche régulièrement quelques pépites, comme les chroniques de Stéphane Denis. Vraie plume, un peu amer, sans illusions… un bonhomme que j'admire. Quand je serai grand, j'espère que je saurai écrire comme lui. En cordial hommage, je livre à mon blogue son article du jour. Ca se déguste à la petite cuiller. Ca a un peu macéré, comme des pruneaux à l'armagnac. Attention aux noyaux.
Fantômes à vendre –Stéphane Denis / Le Figaro (7 septembre 2004)
"Le mobilier des Mitterrand est à vendre. Celui de la rue de Bièvre, pas de l'Elysée, qui fut vraiment l'endroit de son coeur. La stupéfaction de la gauche, après sa victoire de 1981, était considérable. Tout à portée de la main. Mitterrand, malade, ne tarda pas à s'installer définitivement dans ce château bourgeois. Seule la mort l'en chasserait, et longtemps il rusa avec elle.
Il aimait le décor, et il fut bien attrapé quand les artistes qu'il s'était cru obligé de recruter lui envoyèrent un cauchemar contemporain. Mais là encore il fut stoïque, bien qu'il n'entrât pas dans sa chambre sans frémir.
Son goût n'était pas sûr – il n'en avait pas. Nous trouvons chez lui les étapes de sa vie politique, dont le mobilier de la rue de Bièvre représente les années socialistes. Du danois. Vers 1950, nous l'aurions vu en cosy-corner ; vers 1967, j'imagine qu'ils avaient acheté un Sacco. Tels qu'ils sont, ces canapés, ce «fauteuil de lecture», résonnent encore des leçons de Jacques Attali et des discussions sur le prolétariat. Imperceptiblement, il allait gagner la gauche ; il commençait par s'habiller comme elle. Elle ne serait pas dépaysée. Elle ne le fut pas. Ils voyagèrent, assis côte à côte, dans le même sens de l'histoire. J'eus la même impression chez Françoise Giroud, avenue de Latour-Maubourg, en 1995 : c'était resté le décor de la gauche.
J'imagine que Mitterrand n'osa plus toucher à rien, enroulé dans les pelures de sa vie. Où partait son regard, il en reconnaissait les étapes qu'il n'avait pas présentées les unes aux autres. Elles s'ignoraient avec curiosité.
On vend aussi le Temple de la Gloire, nom qui lui aurait plu. (Peut-être lui a-t-il plu, lui qui connaissait son Ile-de-France, et puis le milieu que recevaient les Mosley n'était pas vraiment gaulliste.) Ce sera nettement plus cher, je le crains, que les reliques de la rue de Bièvre. La propriété, comme disent les agences, est joliment située sur un étang d'Orsay. On dînait autour d'une table Empire sur des chaises Directoire dans leur habit bleu et or, devant un buste de lord Chatham. Les chambres étaient minuscules et le salon immense. C'était correct, ridicule et charmant. La patrie (reconnaissante) avait construit cette folie pour le général Moreau, vainqueur à Hohenlinden. Rival de Bonaparte, rallié aux princes et mort à Dresde avec les Russes : comme le mobilier de Diana Mosley, les événements s'étaient donné la main. Alors les hommes se faisaient un style, faute de pouvoir conserver un décor.
Le nôtre est immuable. Il s'appelle la Ve République. Il a ses rites qui meublent l'horizon. Nous connaissons le Conseil des ministres, le journal télévisé, hochets mécaniques et désuets. Néanmoins, la vie s'échappe. On apprend que Nicolas Sarkozy a été touché par l'encouragement de Jacques Chirac à prendre l'UMP. Touché mais pas coulé. Il perd son portefeuille, il gagne un avenir. C'est à son passé qu'il dit au revoir : aux gouvernements auxquels il a appartenu, à la droite où il a grandi. Il ne plie pas, il rompt. Toute son affaire est là, qui peut s'effondrer comme un soufflé, ou l'obliger à marcher sur ses prédécesseurs. L'adversaire de Sarkozy, c'est la droite qui l'a vu naître : il lui passera sur le corps pour arriver au pouvoir.
Il lui en coûte donc moins de ne plus être ministre. Etre ministre ? Il le dira demain : être ministre, ça ne sert plus à rien. Et, à ceux qui répondront qu'il doit sa popularité à son passage à l'Intérieur, il répondra qu'il est arrivé au point où il ne peut faire davantage. On comprendra que quelqu'un l'en empêche (Chirac, l'ENA, les habitudes, les compromis, et tout ce que charrie avec lui le passé immédiat) ; et qu'il propose de le remplacer.
Alors, dans le décor, c'est Matignon qui trinque. On parle de supprimer le poste. M. Bayrou, qui a son fonds, rêve d'un Parlement égal à l'Elysée ; il demande de le partager à la proportionnelle. Jack Lang y va de sa formule : un président, un Congrès, des juges ; c'est l'Amérique que, décidément, il ne combat plus. Enfin, cela le serait s'il n'y ajoutait un «Conseil supérieur du pluralisme de la presse et des médias». Ce Conseil supérieur, je le vois déjà. On y mettrait ces personnalités qui se goinfrent, depuis vingt ans, des fromages les mieux faits du régime, passant d'une majorité l'autre avec la considération générale. Je n'insiste pas : Jack Lang voit sûrement qui je veux dire, il en a tant nommé. Le pluralisme, en revanche, m'échappe un peu. Peut-être à la proportionnelle, comme le Parlement de M. Bayrou ? Une chaîne par candidat ? Un journal par courant du parti ? Mon Dieu, rien que pour le Parti socialiste, il va falloir multiplier les titres. On va ressusciter Paris-Jour, la Cinq du signore Berlusconi (Jack Lang y sera dans son élément) et jusqu'à l'Action française, à moins qu'elle ne paraisse encore dans une chapelle reculée. Après tout, nous trouvons bien L'Humanité dans les kiosques. Non, cette réforme m'enchante, et, sous cette avalanche de journaux, cette floraison dans les écrans, je me sens gagné aux idées neuves : foutons la Cinquième en l'air, et passons tous au vingt heures.
A ce sujet, j'ai reçu un livre dont l'auteur prévient qu'il use d'un pseudonyme pour «s'épargner le grand cirque médiatique de l'époque». Hélas, Mathurin Maugarlonne (c'est le pseudonyme) prend soin d'apparaître sous son vrai nom dans les pages qui suivent. Je sais qu'un peu de regret ne messied point dans une offrande au Seigneur ; je comprends qu'on ne saurait renoncer à tout sans que cela se sache. C'est vrai, le renoncement en soi a des vertus charmantes, mais à quoi bon être différent des autres si personne n'est au courant ? Ou alors il faut Chateaubriand pour parler de vous. On n'a pas toujours Chateaubriand sous la main. Et Mathurin ? Il a rencontré des gens illustres qui l'ont beaucoup aimé, et il tape longuement sur Guy Debord, gros garçon triste qui avait lu Bossuet mais dont l'évêché n'abritait qu'une poignée de fidèles. Je voudrais juste ajouter que personne n'est obligé d'aller à la télévision, d'envoyer ses livres à ceux qu'on ne connaît pas ou de signer à la Foire de Souvigny-les-Chaussettes. Un des avantages du métier d'écrivain est qu'on est assez solitaire ; il est rare qu'on en viole sur un plateau."
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